La réforme des cégeps: la négation d'une culture scientifique pour tous

par Bernard Courteau

Président de l'Association mathématique du Québec (AMQ)

et professeur à l'Université de Sherbrooke

(version condensée parue dans les journaux Le Devoir et La Tribune en septembre 1993)


1. Pourquoi une réforme du système d'éducation?

Au début de son document "Des collèges pour le XXIe siècle" (avril 1993) le ministère de l'Enseignement Supérieur et de la Science (MESS) indique que le réexamen de l'enseignement collégial est nécessaire pour "faire du Québec une société à valeur ajoutée", pour tenir compte "de l'émergence d'un environnement mondial que tout désigne comme une profonde mutation de type structurel", parce que qu'il y a "d'importants rendez-vous à ne pas manquer". Nous vivons en effet une période exceptionnelle de l'Histoire: une période de transition où les ressources-clés dans le monde ne seront plus le capital, le travail ou les matières premières, mais plutôt la connaissance, l'innovation individuelle et l'information. Nous sommes au seuil d'une seconde renaissance 500 ans après celle qui a bouleversé l'Europe. Dans Le développement scientifique au Québec, (juin 1992), le ministère de l'Enseignement Supérieur et de la Science rappelle cette citation de l'OCDE maintes fois répétée: la capacité d'accepter, d'utiliser et de maîtriser le progrès scientifique et technologique dépend de la capacité d'intégrer ce progrès à la culture.

2. Le contenu de la réforme est inacceptable

Nous souscrivons aussi avec enthousiasme à l'énoncé du document officiel du MESS qui annonce "dans tous les programmes d'étude conduisant au DEC, une formation générale commune, enrichie et plus cohérente" où "c'est la maîtrise des langages fondamentaux, l'appropriation d'éléments majeurs de l'héritage toujours vivant de la culture, l'équilibre des divers aspects de la formation qui sont ici pointés comme essentiels".

Malheureusement,la science et les mathématiques sont totalement absentes de cette vision de la formation générale que l'État veut implanter. Ainsi donc selon le MESS, les mathématiques et la science en général ne constituent pas des langages fondamentaux dont la maîtrise est nécessaire à toute poursuite des études et ne fait pas partie de l'héritage toujours vivant de la culture. Ce fait constitue à notre avis une erreur majeure qui invalide toute la réforme, quelles que soient les vertus qu'on veut bien lui accorder par ailleurs. Cet oubli majeur vient de ce que le MESS n'a pas pris le temps de susciter un débat de fond sur les enjeux véritables d'une réforme qui devrait en fait toucher à l'ensemble du système d'éducation au Québec.Tout se passe comme si l'éducation était la chasse-gardée d'une classe de nouveaux clercs qui n'hésite pas à utiliser la technique du coup de force. Car, enfin, il est troublant de voir la précipitation avec laquelle cette "réforme" est menée tambour battant, en évitant le débat démocratique sur le fond.

L'éducation est la ressource stratégique principale du Québec comme de tous les états développés. Il est dangereux de laisser à cette oligarchie de clercs ignorants des sciences et des mathématiques, le soin de définir la culture générale commune qui doit prévaloir dans les collèges du Québec. Si on se fie aux documents qu'il publient et aux gestes posés, ces nouveaux clercs ont des sciences et des mathématiques une idée tronquée. Ils ne voient que l'aspect utilitaire des sciences, et négligent systématiquement les aspects culturels et éducatifs de la formation scientifique. Comme le disait récemment le Conseil de la science et de la technologie dans son important avis intitulé "Urgence technologie", il faut aussi miser sur la matière grise, accroître le niveau de formation scientifique et technologique des ressources humaines et développer une nouvelle culture scientifique, technologique et industrielle.

Or, la base d'une culture scientifique s'acquiert à l'école. La mission principale du MEQ et du MESS consiste à assurer cette base en appuyant fortement et humblement le travail des professeurs de mathématiques et de sciences expérimentales plutôt que de s'éparpiller dans une foule d'activités qui ont plus à voir avec le marketing qu'avec une éducation véritable.

3. Pourquoi une culture scientifique?

À l'aube du XXIe siècle, une culture ouverte sur la science est une nécessité démocratique. Sans cette culture scientifique, des décisions importantes touchant l'ensemble de la société seront prises par un petit groupe d'initiés, ou seront dénaturées sous la pression de groupes intégristes dont la force est proportionnelle à l'ignorance ambiante. On doit faire des sciences et des mathématiques au cégep pour combattre la "pensée magique" et cela peut se faire par la pratique de la méthode scientifique.

En gros, la méthode scientifique tient en quatre mots: modélisation, déduction logique, interprétation, vérification expérimentale. Face à une situation réelle, le scientifique fera abstraction de beaucoup de détails pour ne retenir que ce qu'il pense être l'essentiel. Le résultat de cette opération de modélisation est un objet mathématique, le modèle retenu de la situation réelle. Ensuite vient l'analyse du modèle par toute une panoplie de méthodes

mathématiques dont l'efficacité a été décuplée depuis une quarantaine d'année par l'utilisation des ordinateurs. Le produit de cette opération de déduction logique est un ou plusieurs énoncés qui ont la propriété de se prêter à une interprétation ayant un sens dans la situation réelle donnée au départ. Le produit de cette opération d'interprétation est un "projet de loi scientifique" qui, pour être sanctionné, doit franchir l'étape cruciale de la vérification expérimentale qui complète le cycle de la méthode scientifique. Des observations nouvelles ou une nouvelle sensibilité face à la situation réelle donnée peut relancer un nouveau cycle par la formulation de modèles plus raffinés ou entièrement nouveaux, dont on espère pouvoir tirer un pouvoir d'explication et de prévision plus satisfaisant.

La méthode scientifique s'oppose donc de façon radicale à la "pensée magique" en ce qu'elle met l'accent sur la notion de fait (ce qui a été observé - le plus souvent à l'aide d'instruments - d'une façon contrôlée et reproductible) et sur la notion de preuve aussi bien mathématique qu'expérimentale. Comme le dit Karl Popper dans Conjectures et réfutations (Payot, 1985), "Ce qu'on lègue en science ce n'est pas simplement une liste d'énoncés valides mais aussi les moyens de les critiquer". Vu de cette façon, il devient clair que la pratique de la méthode scientifique dans un contexte pédagogique bien adapté à l'école ou au collège est une composante essentielle de la formation générale du citoyen en lui fournissant des moyens durables (des méthodes) pour lutter contre la rhétorique aussi bien verbale que chiffrée, une tentation toujours présente dans une société fondée sur l'information.

4. Pourquoi les mathématiques dans une formation générale?

Les mathématiques s'inscrivent au coeur même de la méthode scientifique. Les mathématiques apparaissent comme "la science des modèles" ou encore la science qui permet aux autres scientifiques de formuler leurs modèles et de les analyser. En ce sens, on peut dire que les mathématiques sont la langue des sciences, y compris des sciences humaines, dans la mesure où elles se définissent comme sciences. À ce titre, les mathématiques appartiennent aux "langages fondamentaux dont la maîtrise est nécessaire à la poursuite des études" et ont de ce fait, à l'instar de la langue d'enseignement et de la philosophie, un rôle spécifique et incontournable à jouer dans la formation générale, aussi bien dans un programme d'étude en sciences humaines qu'en sciences de la nature. Sir Michael Atiyah, président de la prestigieuse Royal Society de Londres et du Trinity College de Cambridge, qui vient de recevoir un doctorat d'honneur de l'Université de Montréal, le rappelle fortement: "Mathematics underpins all the sciences and increasingly biology as well. If people are not properly trained in mathematics at school they cannot go on to do large parts of scientific work later on." (New Scientist, 19 janvier 1991).

Tout comme pour la maîtrise de la langue française, la maîtrise de la langue mathématique prend du temps et un effort soutenu qui constitue de la part de l'étudiant un investissement à long terme. Cet investissement lui rapporte l'acquisition de méthodes ("ces habitudes de l'esprit") qui lui seront utiles tout au long de sa vie pour apprendre ce qu'il décidera d'apprendre soit pour sa vie professionnelle, soit simplement pour son plaisir. Nous partageons l'opinion de Marc Legrand dans la revue Études, avril 1990: "Former des têtes bien faites, c'est moins que jamais chercher à fournir le maximum de connaissances. C'est aujourd'hui faire des choix, en privilégiant la maîtrise des savoirs qui sont le plus à même de faciliter l'acquisition d'autres connaissances".

5. La diplomation

Le projet de réforme met l'accent sur la diplomation tout en acceptant les "nouveaux modèles de fréquentation scolaire" où les caractéristiques dominantes sont le travail rémunéré des étudiants, les engagements personnels et sociaux parallèles, les études à temps partiel. Ce fait laisse présager que les étudiants choisiront les cours les plus faciles, les moins exigeants pour obtenir au plus vite le diplôme qui leur est présenté comme l'objectif à atteindre. Or, on le sait bien, un diplôme est semblable au papier monnaie. Il vaut ce qu'il y a derrière lui ou en tout cas il vaut la confiance qu'on lui accorde de l'extérieur. Tout nous porte à croire que les diplômes de cégeps ne représentent pas la culture ouverte sur la science qui est vue par tout le monde comme une nécessité de notre temps et des temps futurs. Ils n'ont pas non plus la confiance des gens de l'extérieur du système. À titre d'exemple très récent, mentionnons l'opinion de monsieur Jean de Grandpré, président émérite de Bell Canada Enterprise, livré dans le numéro du journal les Affaires de la semaine du 29 mai au 4 juin 1993, qui déplore la médiocrité du système d'enseignement québécois. Selon lui le système d'enseignement offre trop de cours et trop d'options. "Les professeurs n'enseignent pas les bonnes matières. L'école doit revenir aux matières de base: l'histoire, les langues et les mathématiques". Selon M. de Grandpré, le système d'enseignement québécois ne répond pas adéquatement aux besoins de la société face à la concurrence accrue qui découle de la mondialisation des marchés. Évidemment, les nouveaux clercs de l'éducation ont prévu cette réaction, qui est au surplus très répandue, et, selon une formule commode, l'ont enfermée dans "les formes connues de l'élitisme devenues impraticables", pour être bien sûrs de ne pas avoir à en discuter.

6. Conclusion

La réforme des cégeps proposée par le MESS doit être rejetée parce qu'elle ne répond pas adéquatement au défi majeur qui se pose à la société québécoise: passer d'une économie fondée sur l'exploitation primaire des richesses naturelles, à une économie de valeur ajoutée. Cette mutation profonde exige la valorisation d'une culture ouverte à la science. Cette culture commence à l'école et au collège par la valorisation des cours de mathématiques qui, étant la langue des sciences, constituent une discipline de base dans la formation générale, au même titre que la langue d'enseignement, la langue seconde, la philosophie ou l'histoire.

En rejetant les mathématiques hors du champ de la formation générale, la réforme du MESS manque un premier rendez-vous fondamental: celui de la culture vivante et de la science. Elle rate une occasion privilégiée d'envoyer un message clair que la méthode scientifique mérite l'effort que l'on doit déployer pour l'acquérir et qu'elle est nécessaire dans la stratégie du Québec.

Nous croyons qu'il faut dès maintenant un large débat public sur tout le système d'éducation québécois et que ce débat sera un élément essentiel de la mobilisation des forces vives du Québec pour relever le défi des 25 prochaines années.

 

Bernard Courteau, septembre 1993.