La réforme des cégeps: la négation d'une culture scientifique pour tous

1 - ière partie

par Bernard Courteau

Président de l'Association mathématique du Québec (AMQ)

et professeur à l'Université de Sherbrooke

(août 1993)


1. Pourquoi une réforme du système d'éducation?

Au début de son document "Des collèges pour le XXIe siècle" (avril 1993) le Ministère de l'Enseignement Supérieur et de la Science (MESS) indique que le réexamen de l'enseignement collégial est nécessaire pour "faire du Québec une société à valeur ajoutée", pour tenir compte "de l'émergence d'un environnement mondial que tout désigne comme une profonde mutation de type structurel", parce que qu'il y a "d'importants rendez-vous à ne pas manquer". Le renouveau souhaité est destiné aux jeunes "qui ont besoin de trouver au collège une formation dont le calibre et la qualité les placent en bonne position face aux défis de demain". Nous souscrivons avec enthousiasme à cette recherche de la pertinence et de la qualité de l'enseignement collégial. Nous vivons en effet une période exceptionnelle de l'Histoire. Comme le disait John Sculley, président de la compagnie d'ordinateurs Apple, dans une conférence prononcée en 1989 devant un auditoire de professeurs américains, nous vivons la fin de l'ère industrielle et le début de l'ère de l'information: une période de transition où les ressources-clés dans le monde ne seront plus le capital, le travail ou les matières premières, mais plutôt la connaissance, l'innovation individuelle et l'information. Nous sommes au seuil d'une seconde renaissance 500 ans après celle qui a bouleversé l'Europe. Le XXe siècle nous apparaît maintenant comme un des siècles les plus productifs de l'histoire de l'humanité, où la science, cette aventure humaine extraordinaire créée par les Grecs, a pris son envol aussi bien sur le plan théorique que sur le plan des applications technologiques. Comme le dit de façon inspirée Albert Jacquard, l'impact de la réflexion scientifique sur la culture a été énorme et le sens même de mots aussi fondamentaux que matière, temps, espace, vérité, vie a changé radicalement au cours de ce siècle, sans parler de l'impact de la technologie qui a profondément modifié le mode de vie du citoyen. Dans Le développement scientifique au Québec, (juin 1992), le ministère de l'Enseignement Supérieur et de la Science rappelle cette citation de l'OCDE maintes fois répétée: la capacité d'accepter, d'utiliser et de maîtriser le progrès scientifique et technologique dépend de la capacité d'intégrer ce progrès à la culture.

2. Le contenu de la réforme est inacceptable

Nous souscrivons aussi avec enthousiasme à l'énoncé du document officiel du MESS qui annonce "dans tous les programmes d'étude conduisant au DEC, une formation générale commune, enrichie et plus cohérente" où "c'est la maîtrise des langages fondamentaux, l'appropriation d'éléments majeurs de l'héritage toujours vivant de la culture, l'équilibre des divers aspects de la formation qui sont ici pointés comme essentiels".

Malheureusement, après ces énoncés tout à fait au point, une action conséquente ne vient pas dans la définition des nouveaux programmes d'étude. La composante de formation générale commune (obligatoire) telle que définie par le MESS comprend 7 1/3 unités de langue d'enseignement et de littérature, 2 unités de langue seconde, 4 unités de philosophie ou "Humanities" et 1 1/3 unité d'éducation physique, alors que la composante de formation générale particulière à chaque programme se contente d'ajouter 2 unités dans chacun des domaines, langue et littérature, langue seconde et philosophie. Comme on le voit clairement, la science et les mathématiques sont totalement absentes de cette vision de la formation générale que l'État veut implanter. Ainsi donc selon le MESS, les mathématiques et la science en général ne constituent pas des langages fondamentaux dont la maîtrise est nécessaire à toute poursuite des études et ne fait pas partie de l'héritage toujours vivant de la culture. Ce fait constitue à notre avis une erreur majeure qui invalide toute la réforme, quelles que soient les vertus qu'on veut bien lui accorder par ailleurs. Cet oubli majeur vient de ce que le MESS n'a pas pris le temps de susciter un débat de fond sur les enjeux véritables d'une réforme qui devrait en fait toucher à l'ensemble du système d'éducation au Québec. Le MESS s'est contenté d'ajustements qui touchent à l'éducation physique et à la philosophie, mais dont l'élément majeur est l'introduction de 4 unités de langue seconde. La réforme proposée, très nettement déséquilibrée, ne répond donc pas de façon adéquate aux objectifs que le MESS lui-même propose au début de son document et il ne faut pas être grand clerc pour prédire qu'en ignorant la science et les mathématiques comme composantes essentielles de la culture de notre temps et des temps futurs, le Québec va manquer à coup sûr ces rendez-vous importants évoqués par le MESS. Cette réforme, au moins en ce qui touche aux contenus des programmes d'étude et, en particulier, à la définition de la formation générale, doit être retardée et n'être adoptée qu'après un débat de fond qui devrait aboutir à un choix de société capable de donner un second souffle et d'inspirer toute la société québécoise pour les 25 prochaines années.

3. L'éducation: une chasse-gardée de nouveaux clercs

On est en droit de poser la question: comment se fait-il qu'au MESS les sciences et les mathématiques n'aient aucune place dans la formation générale? Pour bien asseoir sa réforme la ministre a demandé deux avis, l'un du Conseil des collèges, l'autre du Conseil supérieur de l'éducation et le premier ministre lui-même en a demandé un de la part du Conseil permanent de la jeunesse. Cela est bien naturel, mais pourquoi n'avoir pas demandé un avis au conseil de la science et de la technologie sur le développement d'une culture scientifique au cégep? Il aurait été tout aussi naturel d'obtenir cet avis qui aurait eu une grande pertinence face aux objectifs mêmes de la réforme. Comment se fait-il que l'Association canadienne française pour l'avancement des sciences (ACFAS), une société savante qui compte plus de 3 000 membres, se soit vu refuser le privilège de défendre en commission parlementaire à l'automne 1992 son important mémoire "L'avenir des cégeps: de l'autonomie à l'harmonisation" déposé en septembre 1992?

Tout se passe comme si l'éducation était la chasse-gardée d'une classe de nouveaux clercs qui, convaincus de l'origine quasi divine de leur autorité, n'hésite pas, à l'instar de certains colonels, à utiliser la technique du coup de force. Car, enfin, il est troublant de voir la précipitation avec laquelle cette "réforme" est menée tambour battant, en évitant le débat démocratique sur le fond.

Il faudrait rappeler ici que l'éducation est un bien commun, que c'est même la ressource stratégique principale du Québec comme de tous les états développés. Il est dangereux de laisser à cette oligarchie de clercs ignorants des sciences et des mathématiques, le soin de définir la culture générale commune qui doit prévaloir dans les collèges du Québec. Si on se fie aux documents qu'il publient et aux gestes posés, ces nouveaux clercs ont des sciences et des mathématiques une idée tronquée. Ils ne voient que l'aspect utilitaire des sciences, que la technologie dont tout le monde s'accorde à dire qu'elle est essentielle pour affronter la mondialisation des économies, et ils négligent systématiquement les aspects culturels et éducatifs de la formation scientifique. On a ainsi une forte tendance à ne faire intervenir les sciences que dans les programmes techniques spécialisés. Il est incontestable que les sciences et les mathématiques sont absolument indispensables dans ces programmes-là, mais il est illusoire de penser que cela va suffire à faire du Québec une société concurrentielle. Comme le disait récemment le Conseil de la science et de la technologie dans son important avis intitulé "Urgence technologie", il faut aussi miser sur la matière grise, accroître le niveau de formation scientifique et technologique des ressources humaines et développer une nouvelle culture scientifique, technologique et industrielle.

Or, la base d'une culture scientifique s'acquiert à l'école. La mission principale du MEQ et du MESS consiste à assurer cette base en appuyant fortement et humblement le travail des professeurs de mathématiques et de sciences expérimentales plutôt que de s'éparpiller dans une foule d'activités qui ont plus à voir avec le marketing qu'avec une éducation véritable. L'événement éducatif le plus important survient dans l'effort individuel que fait un enfant ou un adolescent pour résoudre un problème (de géométrie par exemple), en se faisant une image mentale des données après s'en être fait une image sur papier, en cherchant parmi les connaissances qu'il possède déjà celles qui ont le plus de chances d'être pertinentes, en laissant libre cours à son imagination, en se concentrant jusqu'à ce qu'une idée, une construction mentale apparaisse qui éclaire tout et conduise à la solution. Une seule expérience de ce genre peut décider de toute une vie consacrée à la création soit dans le domaine des sciences, soit dans ceux des arts, et des affaires, ou dans n'importe quel domaine de l'activité humaine. Aucun discours moralisateur sur tout et sur rien, qu'il soit tenu par le professeur ou par les étudiants eux-mêmes, ne peut remplacer l'effort individuel face à un problème où les idées et les opinions peuvent être mises à l'épreuve clairement et objectivement sans référence dogmatique.

4. Pourquoi une culture scientifique?

À l'aube du XXIe siècle, une culture ouverte sur la science est une nécessité démocratique. Sans cette culture scientifique, des décisions importantes touchant l'ensemble de la société seront prises par un petit groupe d'initiés, ou seront dénaturées sous la pression de groupes intégristes dont la force est proportionnelle à l'ignorance ambiante. On doit faire des sciences et des mathématiques au cégep pour combattre la "pensée magique" et cela peut se faire par la pratique de la méthode scientifique.

En gros, la méthode scientifique tient en quatre mots: modélisation, déduction logique, interprétation, vérification expérimentale. Face à une situation réelle, le scientifique fera abstraction de beaucoup de détails pour ne retenir que ce qu'il pense être l'essentiel. Le résultat de cette opération de modélisation est un objet mathématique, le modèle retenu de la situation réelle. Ensuite vient l'analyse du modèle par toute une panoplie de méthodes mathématiques dont l'efficacité a été décuplée depuis une quarantaine d'année par l'utilisation des ordinateurs. Le produit de cette opération de déduction logique est un ou plusieurs énoncés qui ont la propriété de se prêter à une interprétation ayant un sens dans la situation réelle donnée au départ. Le produit de cette opération d'interprétation est un "projet de loi scientifique" qui, pour être sanctionné, doit franchir l'étape cruciale de la vérification expérimentale qui complète le cycle de la méthode scientifique. Des observations nouvelles ou une nouvelle sensibilité face à la situation réelle donnée peut relancer un nouveau cycle par la formulation de modèles plus raffinés ou entièrement nouveaux, dont on espère pouvoir tirer un pouvoir d'explication et de prévision plus satisfaisant.

La méthode scientifique s'oppose donc de façon radicale à la "pensée magique" en ce qu'elle met l'accent sur la notion de fait (ce qui a été observé - le plus souvent à l'aide d'instruments - d'une façon contrôlée et reproductible) et sur la notion de preuve aussi bien mathématique qu'expérimentale. La méthode scientifique est volontairement incomplète, elle est par choix et par construction progressive, bénéficiant du développement des instruments d'observation et d'expérimentations ou des instruments cognitifs (comme les théories mathématiques) pour voir le réel d'une façon de plus en plus profonde et efficace, tout en étant critique sur cette façon de voir. Comme le dit Karl Popper dans Conjectures et réfutations (Payot, 1985), "Ce qu'on lègue en science ce n'est pas simplement une liste d'énoncés valides mais aussi les moyens de les critiquer". Vu de cette façon, il devient clair que la pratique de la méthode scientifique dans un contexte pédagogique bien adapté à l'école ou au collège est une composante essentielle de la formation générale du citoyen en lui fournissant des moyens durables (des méthodes) pour lutter contre la rhétorique aussi bien verbale que chiffrée, une tentation toujours présente dans une société fondée sur l'information.

[À suivre]

Bernard Courteau, août 1993.