Mémoire de l'AMQ

aux états généraux de l'éducation

11 août 1995


Présentation

L'Association mathématique du Québec (AMQ) a été fondée en 1958 et a participé activement à toutes les étapes du développement du système d'éducation du Québec depuis le fameux Rapport Parent. Si l'on ne s'en tient qu'à l'histoire récente, mentionnons qu'en avril 1990 l'AMQ a été partie prenante des "États généraux de l'enseignement des mathématiques" qui ont réuni à Montréal plusieurs centaines d'intervenants de la maternelle à l'université et ont permis des échanges entre dix associations et groupes d'intérêt impliqués dans l'enseignement des mathématiques. Cette réflexion collective a abouti à une meilleure compréhension des problèmes spécifiques aux ordres primaire, secondaire et collégial, et à une vision globale plus cohérente de l'enseignement des mathématiques à tous les niveaux. L'AMQ a aussi participé à la consultation sur le nouveau programme de sciences de la nature du Cégep et plusieurs de ses membres sont impliqués dans les projets d'expérimentation sur ce programme lancés en 1992. Enfin en décembre 1993, l'AMQ a présenté un mémoire sur le document ministériel "Faire avancer l'école".

L'AMQ désire intervenir sur les points suivants:

  1. Les finalités de l'éducation,
  2. La place et le rôle des mathématiques dans la connaissance, dans la société et le système scolaire,
  3. Les difficultés rencontrées dans l'enseignement des mathématiques,
  4. Quelques pistes pour l'amélioration de l'enseignement des mathématiques, et enfin
  5. Les recommandations de l'AMQ.

1. Finalités de l'éducation

L'éducation est capitale dans toutes les sociétés et à toutes les époques. Ses formes sont variées et ses agents sont nombreux dans une société comme la nôtre, aujourd'hui: parents, enseignants, entreprises, média, etc. Pourquoi cette mobilisation, de plus en plus longue et généralisée, dans l'entreprise éducative? Nous n'avons pas la prétention d'enrichir considérablement la philosophie de l'éducation par le bref préambule que constitue la présente section. Nous croyons cependant utile d'identifier une constante dans tous les actes éducatifs: la présence d'un sujet apprenant. Nous l'appelons aussi l'élève, qu'il s'agisse d'un enfant de maternelle, d'un adolescent du secondaire, d'un étudiant de collège ou d'université, d'un adulte en recyclage ou en perfectionnement professionnel.

Cet élève est, en un sens, le centre et le coeur de l'activité éducative. Mais, paradoxalement, il ne l'est qu'à cause de son insuffisance, de son ignorance de données, de techniques, de méthodes. Ce n'est pas pour rien que l'on dit qu'il est en formation. S'éduquer c'est grandir, en connaissance, en puissance et, si possible, en sagesse.

Goûts, croyances, opinions, désirs des élèves doivent être pris en compte. Mais ils ne sont pas une fin et doivent être utilisés en vue d'une formation. Les connaissances antérieures et les aptitudes personnelles se réinvestissent et se renforcent au contact de ce qu'il y a de nouveau ou de plus fort dans telle discipline par rapport à nos expériences passées, et ce au contact d'autres humains, directement présents, ou indirectement par des manuels, des livres, des logiciels.

Tout élève est ainsi en évolution. En particulier le jeune élève est en évolution vers la personne adulte qu'il sera plus tard, avec des caractéristiques individuelles, une sensibilité et une intelligence qu'il aura affinées au contact d'autrui, mais qui formeront chez lui un tout unique. Vers le citoyen qui côtoiera d'autres citoyens et collaborera avec eux, qui aura un emploi ou des emplois au cours de sa vie, qui devra maîtriser des techniques changeantes. Vers l'humain capable d'accueillir, de saisir et d'interpréter les idées et les représentations portant sur le monde, la vie, la société. Pour l'adulte en perfectionnement ou en recyclage, les modalités et l'intensité des transformations qu'opèrent en lui l'activité éducative qu'il se donne prennent des formes différentes, bien sûr, mais continuent à faire partie de la visée fondamentale de l'éducation.

Formation de la personne, formation du citoyen, formation de l'esprit: la tâche est immense et aucun système éducatif ne peut se vanter de la réaliser parfaitement et complètement.

Nous croyons que les mathématiques ont un rôle essentiel dans l'éducation et que, sans elles, la personne, le citoyen et la culture sont appauvris et handicapés.

2. Place et rôle des mathématiques dans la connaissance, dans la société et dans le système scolaire

Un simple regard autour de nous démontre l'omniprésence, ou presque, des mathématiques, liées aux objets, aux techniques, aux savoirs divers. Du rapport d'impôt aux nouvelles transmises par satellites, du disque laser à la carte routière, du thermostat au calcul de rendement des placements financiers ou du coût des hypothèques, maintes fois par jour nous avons affaire aux mathématiques, que nous nous en rendions compte ou pas. Les techniques nous parlent ou se parlent en mathématiques. Il n'y a rien d'étonnant à cela, c'est nous qui les avons faites ainsi.

Depuis la préhistoire où les os d'animaux munis de séries d'encoches servaient de "machines à compter" pour la comptabilité des chasseurs, depuis l'invention de l'écriture il y a 5 000 ans, où les Sumériens ont eu le génie de marquer dans l'argile des signes pour représenter les nombres et d'imaginer des algorithmes pour effectuer des partages, les mathématiques ont participé d'une façon essentielle au développement de la culture universelle. Bien sûr, les mathématiques ont servi à la comptabilité et aux inventaires des Mésopotamiens, à la mesure des terres après les inondations du Nil, à la navigation, à l'architecture, à la construction de machines de toutes sortes, mais aussi depuis l'école grecque elles se sont développées selon leurs lignes de force propres et sont devenues, grâce à leur abstraction et leur généralité ainsi acquises, encore plus utiles.

La mathématisation de l'activité scientifique est peut-être encore plus manifeste que celle des techniques. Dans les sciences, c'est le caractère mathématique des modèles employés pour décrire et représenter la réalité qui permet les déductions-prévisions que l'expérimentation systématique met à l'épreuve pour confirmer, modifier ou rejeter les modèles. C'est ce même caractère mathématique qui facilite par la suite les applications techniques pour un public élargi. Les articles et rapports scientifiques témoignent visiblement de cette imprégnation mathématique: tableaux numériques, graphiques, diagrammes, tests statistiques, formules et équations, paramètres divers.

C'est ainsi que Galilée a pu dire que la Nature parlait la langue mathématique dont l'alphabet comprend les nombres et les figures géométriques. C'est à l'occasion de la révolution scientifique, et surtout au 17e siècle, que la science a vraiment pris le virage mathématique. Auparavant elle recourait de temps à autre aux mathématiques à des fins descriptives (les cercles servant à décrire les trajectoires planétaires) ou, à l'occasion, démonstratives. Mais depuis lors, les mathématiques y jouent un rôle fondamental et dynamique, elles sont présentes dans la recherche, dans la découverte et dans l'exposé. Le mouvement est parti d'abord de ce qu'on appelle maintenant la physique. Il s'est communiqué, diffusé et imposé tant en chimie qu'en écologie, en démographie, en épidémiologie, tant dans les sciences dites de la nature que, de plus en plus, dans les sciences dites humaines ou sociales.

Notre monde, à nous humains, est donc, et de plus en plus, mathématique. L'école ne pouvait ignorer ces changements dans la connaissance, dans les techniques, dans la société. Depuis longtemps, et à juste titre, elle a fait aux mathématiques une place considérable dans les programmes, les grilles-horaires, les pré-requis pour l'accès à certaines formations. Sans mépris pour les autres disciplines, le couple langue-mathématiques constitue ce qu'il y a de plus essentiel à faire apprendre aux élèves. Apprendre à écrire, à lire et à compter, disait-on. Avec les ajustements de vocables, cela continue d'être un excellent méga-programme, de la maternelle à l'université, et même au-delà. Ces apprentissages, bien sûr, ne se font pas dans le vide. Ils doivent soutenir l'acquisition de connaissances spécifiques et, de façon substantielle, l'habileté même à apprendre. Ils mènent à une meilleure connaissance du monde et de soi-même, à la critique et à l'autocritique et au dépassement. C'est ce qu'on appelle une formation de l'esprit et de la personne. Les mathématiques n'y suffisent pas, mais elles y sont nécessaires.

La situation que nous venons de décrire à grands traits est celle de tous les pays industrialisés. Dans l'examen des difficultés à enseigner et à apprendre les mathématiques à l'école, il sera opportun de se concentrer davantage, mais non exclusivement, sur la situation vécue au Québec. C'est là où chacun de nous oeuvre et où il peut apporter sa contribution, modeste peut-être pour chacun, mais jamais négligeable. C'est là où collectivement doivent s'additionner, et non se neutraliser, les savoirs, les énergies et les bonnes volontés. À cette fin, nous proposons quelques pistes de réflexion et d'action, après l'examen de certaines de nos imperfections, à nous tous, acteurs et participants dans l'oeuvre éducative mathématique.

3. Difficultés rencontrées dans l'enseignement des mathématiques

Nombreuses sont les difficultés rencontrées dans l'enseignement des mathématiques. On peut les classer en quatre catégories, sans considérer cette division comme une compartimentation étanche.

3.1 Les élèves.

Les élèves (écoliers, collégiens, étudiants) sont l'avenir de la société et le présent des enseignants. Leur vie n'est pas facile. À l'école ou dans l'établissement d'enseignement qu'ils fréquentent, ils passent d'un cours à l'autre, d'une matière à l'autre, et même d'un enseignant à l'autre à partir du secondaire. A tous les niveaux, le nombre d'élèves dans les classes est souvent trop considérable. Des blocs d'une durée de cinquante minutes à trois heures leur sont présentés, dans des conditions matérielles parfois peu propices à l'activité intellectuelle. Des lectures, devoirs ou travaux, servent à relier ces blocs. Beaucoup d'élèves sont remarquablement travailleurs, d'autres acceptent docilement la tâche si elle n'est pas excessive, et d'autres décrochent mentalement (pour des raisons diverses: manque d'intérêt, pédagogie non stimulante, mauvaise orientation scolaire, troubles d'apprentissage ou de comportement, problèmes familiaux), avant de décrocher physiquement. Trop nombreux sont ceux qui ne peuvent consentir l'effort nécessaire, trop habitués qu'ils ont été aux satisfactions immédiates. Mais il faut convenir que même ceux qui réussissent le mieux en mathématiques n'en voient pas, du point de vue intellectuel, le sens autrement que par des cohérences locales et l'utilité générale présumée (les soi-disant problèmes concrets n'ayant souvent de concret ou de correspondant à la vie courante que le vocabulaire).

Les élèves d'aujourd'hui sont soumis à des influences culturelles extra-scolaires plus nombreuses, plus fortes et plus variées qu'autrefois: télévision, vidéos, informatique, etc. Ils vivent d'ailleurs parfois des conditions particulières qui ne facilitent pas les apprentissages scolaires: immigration récente, problèmes linguistiques, familles éclatées. Par nécessité ou par choix, beaucoup d'entre eux ont un emploi, parfois assez accaparant, difficile à concilier harmonieusement avec les études, et ce, assez tôt dans leur existence. Les perspectives d'avenir (société, emploi, famille future) semblent sombres à beaucoup d'entre eux.

On constate donc une grande hétérogénéité entre les élèves et souvent un éclatement ou un éparpillement des valeurs et des efforts chez certains d'entre eux. L'école, et en particulier les enseignants de mathématiques, ont à tenir compte de cette bigarrure et de cette effervescence, voire à les utiliser à bonne fin. On ne devrait pas minimiser l'ampleur et la complexité de la tâche. Notre grand auxiliaire dans cette entreprise est le goût d'apprendre et de savoir propre à l'humain, particulièrement en sa jeunesse, ce dont nous donnent témoignage et confirmation, dix fois par jour, les réactions, commentaires et travaux d'élèves.

3.2 La communauté mathématicienne enseignante.

Pour bien enseigner les mathématiques, il faut les connaître et les aimer, et aimer à les enseigner et à en faciliter l'apprentissage des résultats et des méthodes. Aucun corps de métier, aucune profession ne sont parfaits. Celle de l'enseignement des mathématiques ne l'est pas non plus, quant à aucune de ces exigences idéales.

On a vu des engouements et des dérives nuisibles en enseignement des mathématiques. Partant d'une bonne intention et sur la base d'une argumentation convaincante pour une mise à jour de l'enseignement en regard de la mathématique savante, la réforme dite des mathématiques modernes a trop misé sur la formalisation et les démonstrations abstraites, et trop négligé la construction du sens. On est revenu de ces excès d'il y a un quart de siècle, mais ils constituent un exemple d'une réforme générale, apparemment justifiée dans ses prémisses, et dont les fruits restent amers pour beaucoup.

Dans l'ensemble, la communauté mathématicienne enseignante s'informe, s'ajuste, se renouvelle. Elle est soucieuse de l'apprentissage des élèves et s'y investit, malgré les doutes et les difficultés. Les nostalgiques du bon vieux temps, du "c'était mieux auparavant", devraient relire les programmes d'il y a cent ou quarante ans. Ils réaliseraient l'évolution des contenus et des méthodes d'enseignement en mathématiques, aujourd'hui plus abondantes, plus variées et plus riches que jamais. À l'échelle internationale, les résultats des élèves québécois dans des examens comparatifs sont parfois remarquables.

Mais il y a peu à gagner dans la complaisance et l'autosatisfaction. La communauté mathématicienne enseignante n'est d'ailleurs guère encline à s'y livrer. Beaucoup d'enseignants du primaire reconnaîtront eux-mêmes que leur connaissance des mathématiques, leur goût pour cette matière et leur facilité sont moins forts qu'ils ne le souhaiteraient. Ceux du secondaire et du collégial se concentrent parfois trop sur leur sujet de prédilection (et de spécialisation) et leur enseignement risque alors l'isolement à l'égard des autres disciplines ou des applications possibles. Les mathématiciens-chercheurs sont très absorbés par le rythme de la recherche (soulignons qu'il y a au moins deux cent mille nouveaux théorèmes par année dans les publications mondiales) et ont peu de temps pour s'occuper des rapports avec les ordres de formation antérieurs. Quant aux didacticiens, il leur arrive d'oublier que l'enseignement est aussi (et surtout?) un art et de verser dans l'étude de menus détails ou de proposer des mégathéories sur lesquelles ils ne s'entendent pas.

Ces aspects négatifs ne devraient être ni exagérés ni ignorés. Il reste que, malgré les précautions prises, il existe encore des manuels qui contiennent des erreurs conceptuelles en mathématiques et sont surchargés pédagogiquement parlant. Les contacts entre les divers niveaux sont trop rares et trop faibles. La mathématique scolaire est souvent vécue comme dépourvue de sens et desséchante par les élèves: cela n'est pas sans lien avec la façon dont ils sont mis en contact avec les mathématiques.

3.3 Le milieu scolaire non-mathématicien

À tout seigneur, tout honneur! Parlons d'abord des Ministres de l'éducation et de leurs fonctionnaires! Il semble, en matière de programmes scolaires ou de programmes de formation des maîtres, que la règle soit l'inertie entrecoupée de réformes soudaines, mal justifiées et mal arrimées avec le reste du système d'enseignement. Bref, du trop ou trop peu. Nous pensons en particulier aux décisions et au mauvais pilotage de la réforme de la formation des futurs enseignants du secondaire: passage de trois à quatre années (coûteux pour les étudiants et pour les établissements universitaires); imposition d'une préparation à l'enseignement de deux disciplines (même pour le français et les mathématiques, ce qui a donné des couples de matières assez cocasses afin de satisfaire à une certaine interprétation des normes, couples insatisfaisants pour les formateurs universitaires et irréalistes ou peu fréquents dans la gestion scolaire réelle). Nous pensons aussi à la diminution des exigences et des heures d'enseignement des mathématiques au secondaire qui, il y a quelques années, succédait à la proclamation de la nécessité de prendre le "virage technologique". À telle époque, à tel niveau, on parla de programme-cadre ou, au contraire, on imposa une liste de centaines de micro-objectifs relevant du délire docimologique. La mode actuelle est celle de la formation par compétences: peu de gens savent de quoi il s'agit et ce qu'on voit est une détermination pointilleuse de compétences dans les techniques et les métiers qui sont, fatalement, appelés à des transformations, voire à une disparition subite vu la vitesse, l'ampleur et l'imparfaite prévisibilité des changements technologiques.

Les commissions scolaires assignent à des tâches d'enseignement mathématique des gens qui n'ont pas la préparation requise tant mathématiquement que pédagogiquement. Cela est parfois l'effet des déplacements causés par l'application rigide et non raisonnée de certaines clauses des conventions collectives, comme s'il suffisait d'avoir la paix avec les syndicats et les élèves! Parfois, et cela nous semble encore plus grave, il s'agit d'affectations délibérément ordonnées à l'évitement de ces dérangeants spécialistes que seraient les enseignants des mathématiques. Les champs d'enseignement des mathématiques et des sciences étaient naguère ceux où la proportion de gens non qualifiés dans ces matières était la plus forte et rien ne nous paraît indiquer un changement récent à cet égard. Qu'on nous permette de dire que l'école-garderie prépare mal à la compétition internationale à laquelle nous convient tous nos gouvernements depuis quelques années dans le domaine de la technologie et de l'économie.

Ces acteurs du monde de l'éducation dont nous dénonçons ici certains comportements n'ont sûrement pas de mauvaises intentions ni le monopole du mauvais jugement, pas plus que les enseignants de mathématiques. Une mauvaise communication, on peut même parler de coupure, s'est depuis longtemps interposée entre ces deux univers: l'enseignement réel et la gestion de l'enseignement. Ce n'est certes pas par la recherche de collaborations serviles ni par l'abolition de la coordination provinciale en enseignement des mathématiques au collégial que l'on fait progresser le volume et la qualité des échanges nécessaires entre gens qui, en principe, font oeuvre commune. Ce n'est pas non plus en vérifiant soigneusement tout ce qui doit être politiquement correct dans les manuels (soin méticuleux à éviter toute disproportion qui pourrait, à la rigueur, faire penser à du sexisme ou à du racisme) mais en négligeant de s'assurer qu'ils sont mathématiquement corrects, que l'on témoigne d'une reconnaissance, de facto, de l'importance d'un bon enseignement des mathématiques.

3.4 Les aspects sociétaux

Par certains de leurs aspects principaux, les mathématiques semblent aller à l'encontre de certaines tendances de la société contemporaine.

Par exemple, les mathématiques requièrent de l'exactitude dans le langage et exigent une longue durée d'apprentissage pour beaucoup de concepts. Or, il faut bien constater que nous vivons socialement plutôt dans l'à peu près et dans le culte du provisoire. Les unions humaines, couples ou compagnies, ne durent plus guère. On jette les objets défectueux, on ne les répare plus. Les publicités télévisuelles sont passées de soixante à trente ou quinze secondes. Et l'on est fasciné par l'improvisation de comédiens et de comiques. Quant aux emplois, ils sont très souvent précaires et à temps partiel. Que les mathématiques semblent lentes et ultra-précautionneuses dans un tel contexte!

Sur le plan des valeurs, les mathématiques sont aussi attaquées, de façon indirecte et inconsciente très souvent. Ayant partie liée avec les sciences et les techniques dans l'esprit des gens (ce qui dans l'absolu mène à une identification abusive mais correspond aussi à une indiscutable réalité), les mathématiques écopent des attitudes négatives à l'égard de celles-là. En vrac, elles peuvent être tenues responsables d'un sentiment de dépersonnalisation, des ravages écologiques et du chômage. C'est, bien sûr, ignorer les apports multiples et les progrès en matière de transport, communication et santé, entre autres domaines, auxquels la science et, à ce titre, les mathématiques ont contribué. Une vision équilibrée se garderait de tout voir soit en rose soit en noir. Cet équilibre fait souvent défaut. Et l'on aurait tort de sous-estimer l'irrationalisme présent dans nos sociétés dites avancées et même post-industrielles. On pense spontanément aux cures miraculeuses, aux tireurs de cartes et autres astrologues qui font encore de bonnes affaires en cette fin du vingtième siècle occidental. Ce n'est là que la partie visible de l'activité de la pensée magique. À ce moment-ci de l'histoire, la mathématique ne saurait s'associer à de tels reculs de la pensée rationnelle.

Enfin, les familles sont souvent dépourvues par rapport à l'enseignement des mathématiques. Pour tous, le nouveau vocabulaire mathématique et les nouveaux contenus, par rapport à leurs études à eux, parents, forment un obstacle de taille. Pour les immigrants, il y a souvent en plus le problème de la langue. Le temps manque souvent aussi pour s'occuper des devoirs et du rendement scolaire des enfants. L'héritage prévisible dans bien des familles en est un de pauvreté, matérielle et culturelle. L'école, et en particulier les enseignants, ne sauraient à eux seuls contrer de telles inerties, dont la faible participation aux élections scolaires n'est qu'un indice parmi d'autres.

4. Pour l'amélioration de l'enseignement des mathématiques.

Il n'y a pas de recette miracle dans l'enseignement, qu'il s'agisse des mathématiques ou d'une autre discipline. On connaît cependant quelques ingrédients essentiels: compétence mathématique, amour de l'enseignement, travail soutenu chez l'enseignant et support adéquat de la part du système scolaire.

Le plus important est peut-être de l'ordre de l'intangible. Il s'agit de la reconnaissance réelle et convaincue que l'enseignement des mathématiques est une activité importante pour la société et pour les élèves qui seront demain des citoyens et des travailleurs.

Dans l'ordre des moyens, nous procéderons dans un premier temps par énumération sans entrer dans des hypothèses organisationnelles détaillées:

Tout ne commence pas demain. Il y a des acquis et des compétences remarquables dans le monde de l'enseignement des mathématiques au Québec. Mais les difficultés décrites ne disparaîtront pas par enchantement. Et les moyens suggérés pour améliorer la synergie du système ne se réaliseront pas spontanément. D'autres moyens et d'autres approches seront aussi bénéfiques.

L'essentiel est la reconnaissance de l'importance de l'enseignement des mathématiques. Par le Ministère de l'éducation, bien sûr, mais aussi par les commissions scolaires, les parents, les associations syndicales et le monde de l'entreprise. Et par les enseignants de mathématiques eux-mêmes, s'ils en doutent parfois. Plus il y aura de support et d'encouragement, mieux nous en serons tous. L'Association mathématique du Québec affirme son engagement à continuer d'oeuvrer au meilleur de sa connaissance et de ses énergies en ce sens.

5. Recommandations

Fondées sur l'analyse et les pistes de solutions précédentes, voici d'une façon spécifique des recommandations qui, selon nous, pourraient améliorer la situation actuelle.

Recommandation 1

Pour ce qui est du développement intellectuel:

- Que les mathématiques soient considérées comme une ressource stratégique au même titre que la langue maternelle ;

- Que les mathématiques fassent partie de la formation générale de tout citoyen;

- Que les aspects culturels et historiques soient mis en évidence dans tous les cours de mathématiques;

- Qu'en particulier à l'ordre collégial, nul ne puisse obtenir le DEC sans avoir suivi et réussi au moins un cours de mathématiques.

Recommandation 2

Pour les programmes menant aux études universitaires en sciences, en génie ou en médecine:

- Que les renouvellements de programmes au secondaire et au collégial soient vus dans une perspective intégratrice en considérant comme un tout cohérent les cinq années suivantes: secondaire 4, secondaire 5, collégial 1, collégial 2 et université 1 ;

- Qu'à cette fin soit formé un comité ministériel inter-ordre permanent comprenant des représentants des ordres secondaire, collégial et universitaire ainsi que des représentants du monde de l'entreprise, de la recherche et du développement ;

- Que ce comité ait pour mandat de conseiller le ministre avant l'adoption d'un nouveau programme en prenant en compte ce qui se fait ailleurs dans le monde ;

- Que des comités intra-ordre (analogues aux ex-coordinations provinciales) soient formés pour la mise au point, la coordination et la réflexion sur les programmes de mathématiques en vigueur ;

- Que ces comités utilisent normalement le réseau RTSQ ( Réseau Télématique Scolaire du Québec ) via internet mais aient les moyens de se rencontrer au moins une fois par année dans le cadre, par exemple, de congrès d'associations professionnelles telles l'AMQ, le GRMS ou l'APAME.

Recommandation 3

- Qu'un programme de recyclage en mathématiques soit mis sur pieds pour offrir un support solide aux enseignants qui, n'ayant pas une formation suffisante en mathématiques, se voient tout de même confier, pour une raison ou pour une autre, une tâche d'enseignement en mathématiques ;

- Qu'un programme de formation continue soit mis sur pieds pour permettre à tout professeur de mathématiques de se ressourcer et d'entretenir sa passion pour les mathématiques et ses applications tout au long de sa carrière.

Pour favoriser l'intégration de l'enseignement des mathématiques dans le projet éducatif global et éviter la surspécialisation:

- Que les professeurs de mathématiques du secondaire et du collégial soient encouragés à élargir leur éventail d'interventions pédagogiques en enseignant à des groupes d'élèves de programmes et de niveaux variés ou en s'impliquant dans des projets innovateurs de formation à l'intention d'élèves en difficulté ou de décrocheurs par exemple.

Recommandation 4

Pour maintenir l'intérêt des élèves, éviter le décrochage intellectuel, équilibrer la charge de travail des élèves au premier cycle et éviter un saut brusque dans les exigences au second cycle du secondaire:

- Que le nombre d'heures de mathématiques passe de 100 à 150 en troisième secondaire.

Recommandation 5

- Qu'un groupe de recherche soit formé pour explorer les utilisations pédagogiques possibles, dans les cours de mathématiques et de sciences au niveau secondaire et collégial, de technologies nouvelles, micro-ordinateurs ou calculatrices, implantant de puissants logiciels de calcul scientifique qui intègrent les aspects symbolique, numérique et graphique tel par exemple Maple ou Mathematica entre autres;

- Que les résultats de ces travaux soient rapidement communiqués à la communauté des professeurs par le réseau RTSQ via internet.

Soulignons que le Gouvernement ontarien a décidé en 1994 de doter toutes les écoles secondaires de l'Ontario du logiciel Maple, ce qui ne manquera pas de susciter chez nos voisins des recherches pédagogiques dont nous pourrons bénéficier et auxquelles nous pourrons participer.

Recommandation 6

- Que, dans l'enseignement de la géométrie, les aspects intuitifs, toujours nécessaires, soient complétés par une réflexion théorique qui conduise, par exemple, à considérer les énoncés de base de la géométrie euclidienne comme un modèle raisonnable de l'espace physique local dans lequel nous baignons. Le fait que ce modèle soit exprimé dans la langue mathématique permet alors, par le jeu de la déduction logique, de révéler des faits cachés non évidents qui pourront être confrontés à la réalité physique de l'expérience commune. Vue de cette façon la géométrie euclidienne fournit une illustration exemplaire de la méthode scientifique.

- Que l'enseignement de la géométrie tire partie des puissants logiciels géométriques maintenant disponibles sur les micro-ordinateurs.

Recommandation 7

Qu'un comité permanent d'évaluation des manuels scolaires, indépendant de l'appareil du ministère de l'éducation et du monde de l'édition, soit formé pour conseiller le ministre avant l'approbation des manuels scolaires.

Recommandation 8

Pour atteindre l'objectif d'ouverture interdisciplinaire et d'intégration dans le programme de formation des maîtres du secondaire:

- Que, pour les programmes de formation initiale des maîtres en français et en mathématiques, les départements disciplinaires aient le contrôle des 60 crédits accordés à la formation disciplinaire ;

- Qu'environ le quart de ces crédits soit consacré à des activités d'intégration où la discipline de base, français ou mathématiques, serait mise explicitement en relation avec les autres domaines du savoir.

 

Août 1995