Le rôle et la place des mathématiques

dans les programmes professionnels et techniques

de l'ordre collégial.

(Mémoire adopté par le CA de l'AMQ, le 16 mai 1996)


L'Association Mathématique du Québec (AMQ) a toujours eu comme préoccupation le développement de la culture scientifique et son accessibilité au plus grand nombre possible ainsi que la qualité de la formation scientifique et technique. Elle croit, tout comme les commissaires des États Généraux sur l'Éducation, qu'il faut développer l'intérêt de la population pour les sciences. Le lieu, où il semble le plus naturel de commencer, est certes l'école.

La culture scientifique peut être associée à la connaissance historique de l'évolution des sciences. Mais dans l'enseignement technique elle doit être associée à la compréhension des phénomènes scientifiques et de leurs applications. Cette compréhension est facilitée par la connaissance des mathématiques, langage qui permet de décrire et de maîtriser les phénomènes scientifiques.

La révision des programmes professionnels ou techniques de l'ordre collégial qui a cours présentement soulève chez les membres de l'AMQ des questions et quelques inquiétudes. Dans l'optique du dernier rapport annuel du Conseil supérieur de l'éducation "Vers la maîtrise du changement en éducation", l'AMQ pense qu'il faut continuer à aller de l'avant tout en profitant au maximum de l'expérience acquise dans le passé.

Le rôle et la place des mathématiques dans le curriculum

Lors de la création des cégeps, le rôle et la place des mathématiques se situaient au niveau de la formation fondamentale, formation qui peut s'apparenter à ce qu'on appelle aujourd'hui la formation générale. Héritage des collèges classiques et des écoles techniques, on retrouvait des mathématiques dans presque tous les programmes. De plus, ces cours de mathématiques étaient souvent les mêmes d'un programme à l'autre. À la fin des années 70, suite à l'évolution sociale et culturelle, l'enseignement des mathématiques est réorienté vers la résolution de problèmes. La mathématisation de situations réelles était le vocable à la mode; aujourd'hui, on dirait approche programme. Les mathématiques quittent le champ de la formation générale et passent dans celui de la formation spécifique. À titre d'illustration de ce changement, qu'il suffise de mentionner le nombre de volumes édités qui ont comme titre "mathématiques appliquées à la bureautique, à l'électronique, à l'informatique, aux techniques administratives, etc...".

Ce changement met en évidence la double polarité des mathématiques, à savoir les mathématiques dites "pures" et les mathématiques appliquées. Les professeurs de mathématiques se retrouvent devant un dilemme: les mathématiques font-elles partie de la formation générale ou de la formation spécifique? L'AMQ croit que l'on peut, tout en prenant en compte les besoins de la formation spécifique, conserver le rôle fondamental que jouent les mathématiques dans la compréhension des phénomènes scientifiques. Dans ce sens, la forme que prend la révision des programmes professionnels ou techniques l'inquiète, tout autant que certaines tendances plus générales que l'on rencontre dans la société actuelle.

Une tendance à vouloir rendre tout plus facile

Il y a présentement une tendance à vouloir rendre tout plus intuitif; ce qui se traduit souvent par tout plus facile, plus rapide et moins rigoureux. L'AMQ reconnaît l'importance de l'intuition dans la formation scientifique et technique. C'est l'intuition qui permet d'imaginer des explications aux phénomènes observés, de construire des théories etc.... Cependant il n'y a pas de démarche scientifique sans rigueur, sans validation des théories. Pour intégrer les connaissances scientifiques et techniques, il faut connaître et comprendre leur développement et pouvoir établir des liens entre les théories et leurs applications. C'est ce niveau de compréhension et de rigueur qu'il faut chercher à atteindre pour que l'élève puisse s'adapter aux changements technologiques une fois rendu sur le marché du travail.

Comme langage primordial des sciences et des techniques, les mathématiques jouent un rôle fondamental dans l'atteinte du développement des capacités et des compétences chez les élèves. Depuis plus de dix ans, les cours de mathématiques du secteur technique visent à développer chez l'élève une compréhension large des concepts spécifiques à son champ de concentration en élaborant les modèles mathématiques pertinents. L'établissement de liens entre la théorie et les applications ne peut se faire sans la connaissance et la maîtrise du langage mathématique qui permet de les décrire, de les représenter pour mieux se les approprier.

Lors des dernières révisions de programme, le souci de prendre en compte l'intuition a été poussé à l'extrême. Plusieurs intervenants ont cru que cela devait et pouvait se faire en rendant tout plus facile et moins rigoureux. Les tenants de ce courant s'appuient insidieusement sur une volonté du ministère de l'Éducation d'augmenter le taux de diplomation pour justifier la diminution ou la disparition de l'enseignement des mathématiques dans les programmes professionnels de l'ordre collégial. Diverses associations étudiantes ont souligné dans leurs mémoires présentés aux États Généraux sur l'Éducation le manque de rigueur et d'efforts que l'on exige des élèves du collégial.

Les craintes face à l'approche par compétences

L'intervention de l'AMQ vise à relever quelques craintes soulevées lors de la révision des programmes professionnels ou techniques avec l'approche mise en place par la réforme de l'enseignement collégial. L'approche par compétences est basée sur les analyses de situation de travail (AST). Présentement cette approche exclut dès le départ la présence de représentants des disciplines, dites de service, en particulier elle exclut la présence de représentants des mathématiques ( pour ne parler que de ce qui préoccupe en tout premier lieu l'AMQ ) et laisse toute la place aux représentants des professeurs du secteur technique et à ceux du monde du travail.

Lors de la détermination des objectifs et des standards

Comme il n'y a pas de représentants de l'enseignement des mathématiques sur ces comités d'analyse, l'AMQ croit que les scénarios suivants risquent de survenir. L'arrimage entre les connaissances acquises et les besoins en mathématiques de la formation technique comme outils d'apprentissage et de compréhension de la technologie est laissé à la bonne volonté et à la bonne foi des membres des comités d'analyse. Cet arrimage est d'autant plus important à cette époque où l'ordre secondaire est à élaborer de nouveaux programmes de mathématiques pour les niveaux secondaire IV et secondaire V et où, compte tenu de l'application des nouvelles règles pour l'obtention du diplôme d'études secondaires (DES), d'autres intervenants sont eux à revoir les préalables.

Dans un tel contexte, le risque de voir disparaître des programmes professionnels les notions et les concepts mathématiques devient très grand. Déjà, les premières révisions semblent confirmer la tendance observée depuis 1983 dans les changements apportés aux programmes professionnels, même de haute technicité. En effet, rares sont les révisions qui n'ont pas conduit à la diminution ou carrément à la disparition d'heures de cours en mathématiques; par exemple, la révision actuelle du programme en techniques policières confirme la disparition de l'enseignement de la statistique, privant ainsi les futures policiers et policières d'un instrument objectif de compréhension de la société dans laquelle ils auront à intervenir.

Pourtant l'enseignement et l'apprentissage des notions technologiques ne peuvent se faire sans la connaissance de certains outils mathématiques. Il est difficile de croire que la disparition de l'apprentissage des notions mathématiques ne soit pas une entrave à l'apprentissage des notions technologiques. Comment concilier cette disparition des heures accordées à l'apprentissage des mathématiques avec les récriminations maintes fois répétées du secteur technique et du monde du travail par rapport aux difficultés des élèves à résoudre des problèmes faisant intervenir un langage symbolique?

L'apparition de logiciels performants et accessibles vient aider à l'apprentissage des mathématiques et favorise la diversification des champs et des modes d'application des mathématiques. L'utilisation de l'informatique permet le développement d'approches pédagogiques et l'introduction de situations d'apprentissage qui facilitent l'assimilation de plusieurs concepts des divers domaines techniques qui ne s'expriment qu'en langage mathématique. Souvent, la compréhension de ces concepts disciplinaires tout en restant tributaire de la compréhension du langage et des concepts mathématiques sous-jacents peut cependant être améliorée par le recours à l'informatique.

Lors de l'élaboration des activités d'apprentissage

Si le scénario est tel que l'analyse des situations de travail permet l'identification et la mention explicite de notions mathématiques, l'élaboration des activités d'apprentissage pour les programmes professionnels ou techniques relève de chaque collège. Cette autonomie est balisée par des documents qui proviennent du ministère de l'Éducation. Ceux-ci déterminent tous les objectifs et les standards du programme. Le ministère peut à l'occasion donner des indications supplémentaires en précisant la pondération, les unités et, la cas échéant, la ou les disciplines attachées à un objectif et à son standard. Dans chaque collège, les professeurs du secteur technique jouent un rôle majeur dans la détermination du contenu et du temps requis pour l'atteinte des objectifs et des standards. Dans ce contexte, on constate que la tentation est grande de faire de plus en plus de place aux nouvelles technologies en coupant dans le temps alloué à l'enseignement et l'apprentissage des mathématiques.

Les demandes du milieu du travail exercent constamment une pression sur les programmes professionnels pour accroître la rentabilité des élèves qui sortent du cégep. On confond un programme menant à une qualification pointue avec un programme basé sur des compétences, des connaissances, des habiletés et des attitudes menant à une formation fondamentale. On voit donc apparaître à l'intérieur même des cours techniques des notions tronquées de mathématiques. Celles-ci sont appliquées dans des contextes douteux, mal enseignées parce que souvent mal comprises par celle ou celui qui l'enseigne. On peut être un bon ingénieur, un bon technicien sans pour autant pouvoir prétendre être capable d'enseigner l'ensemble des sciences et en particulier les mathématiques.

Il est fréquent de penser qu'en ne conservant que le strict nécessaire, qu'en éliminant toute explication et qu'en laissant enseigner les notions mathématiques par des utilisateurs, on rend la chose plus digeste et plus facile. Cette attitude relève de la pensée magique où tout peut être appris et réussi sans effort. Il ne faut pas confondre mimétisme momentané et une compréhension efficace des concepts mathématiques. Le rôle des applications mathématiques et leur apport à la formation des élèves est alors fort mal compris. On imagine à tort qu'il suffit de prendre une formule, d'y substituer des valeurs et d'obtenir le résultat pour que l'apprentissage ait lieu. En réalité, c'est plus complexe. Il faut d'abord analyser la situation, en dégager les caractéristiques, rechercher des situations analogues, adopter la procédure de résolution, résoudre et interpréter les résultats.

C'est en dégageant des modèles généraux à partir de situations particulières qu'on réalise une démarche d'abstraction. L'apprentissage des mathématiques et de leurs applications dans les champs techniques permet ainsi de développer chez l'élève des capacités de transfert et d'intégration nécessaires à l'adaptation aux changements technologiques. Il ne faut pas oublier qu'un nombre croissant de diplômés auront à changer plusieurs fois d'entreprise et de fonction dans leur vie. De même plusieurs élèves du secteur technique, environ 20 % d'après les États Généraux sur l'Éducation, poursuivent des études universitaires.

Des conséquences prévisibles

En laissant à chaque cégep l'élaboration des activités d'apprentissage, l'AMQ est persuadée qu'on ouvre la porte à diverses interprétations, qu'on assistera à des discussions homériques, répétées d'un cégep à l'autre qui ne serviront en rien la formation des élèves. Elle pense que le ministère de l'Éducation pourrait baliser davantage le temps requis pour l'apprentissage des mathématiques, comme il l'a fait pour les cours de la formation générale propre aux programmes, où il a lui-même participé à l'élaboration des cours de français, de philosophie et d'anglais du bloc B.

En somme, l'AMQ croit que telle qu'appliquée présentement la révision des programmes professionnels laisse place à des dangers inquiétants. Elle ne croit pas que la disparition ou la diminution des heures d'enseignement et d'apprentissage des mathématiques contribuera au maintien ou à l'augmentation de la culture scientifique de la jeunesse québécoise telle que souhaitée. En diminuant leur formation en mathématiques, on prive les futurs techniciennes et techniciens d'outils essentiels à la compréhension de leur travail et à leur développement personnel. Une formation adéquate en mathématiques fournit les instruments nécessaires au besoin d'abstraction exigé dans l'approche de nouvelles situations et dans la résolution de nouveaux problèmes amenés par le développement rapide de la technologie.

Une solution

Comme l'AMQ croit

que de laisser aux seules mains des utilisateurs l'étude de la pertinence et de l'utilité des mathématiques, c'est risquer de voir diminuer ou disparaître une discipline qui contribue de manière importante à la formation fondamentale de l'élève;

que l'approche par compétences, au lieu de faire place à une formation plus pointue, formation qui est rapidement obsolète, devrait privilégier une formation fondamentale large qui permettra au technicien de s'adapter à un marché en constante évolution;

que la connaissance et la maîtrise de notions mathématiques sont à la base de l'analyse et de la compréhension de la technologie et de nos sociétés modernes,

elle demande

que le nombre d'heures requises ainsi que la description des activités pour l'apprentissage des mathématiques dans un programme professionnel ou technique soit fixé par le ministère de l'Éducation et

que des spécialistes de l'enseignement des mathématiques participent à tous les comités d'élaboration et de révision des programmes professionnels ou techniques de façon à assurer un arrimage entre les connaissances acquises à l'ordre secondaire et le besoin de notions mathématiques dans les programmes du collégial.

Cette présence est nécessaire pour que l'élaboration des objectifs et des standards se fasse en cohérence avec la logique interne de la discipline mathématique. C'est, en effet, au niveau collégial que l'élève fait pour la première fois la synthèse de ce qu'il a appris en mathématiques à l'ordre secondaire. C'est à ce moment qu'il voit des applications concrètes des mathématiques dans un champ qu'il a lui-même choisi d'étudier. Malheureusement trop souvent, dans l'enseignement des cours techniques, on considère que cette synthèse a déjà été faite.

Cette présence permettra de préciser les notions mathématiques indispensables à l'atteinte des compétences du programme et elle assurera un enseignement de qualité conduisant aux apprentissages appropriés tout en permettant une compréhension adéquate des phénomènes scientifiques et le transfert des acquis d'une situation à une autre.