La réforme des cégeps: la négation d'une culture scientifique pour tous

2 - ième partie

par Bernard Courteau

Président de l'Association mathématique du Québec (AMQ)

et professeur à l'Université de Sherbrooke

(août 1993)


 

5. Pourquoi les mathématiques dans une formation générale?

On a vu plus haut comment les mathématiques s'inscrivent au coeur même de la méthode scientifique. Les mathématiques apparaissent comme "la science des modèles" ou encore la science qui permet aux autres scientifiques de formuler leurs modèles et de les analyser. En ce sens, on peut dire que les mathématiques sont la langue des sciences, y compris des sciences humaines, dans la mesure où elles se définissent comme sciences. À ce titre, les mathématiques appartiennent aux "langages fondamentaux dont la maîtrise est nécessaire à la poursuite des études" et ont de ce fait, à l'instar de la langue d'enseignement et de la philosophie, un rôle spécifique et incontournable à jouer dans la formation générale, aussi bien dans un programme d'étude en sciences humaines qu'en sciences de la nature. Sir Michael Atiyah, président de la prestigieuse Royal Society de Londres et du Trinity College de Cambridge, qui vient de recevoir un doctorat d'honneur de l'Université de Montréal, le rappelle fortement: "Mathematics underpins all the sciences and increasingly biology as well. If people are not properly trained in mathematics at school they cannot go on to do large parts of scientific work later on." (New Scientist, 19 janvier 1991).

On peut mesurer l'importance réelle qu'une société accorde à la culture scientifique à l'importance des mathématiques dans les programmes d'étude des écoles et des collèges. Dans l'important rapport "Everybody Counts" produit par le National Research Council des États-Unis, on indique que l'état de l'enseignement des mathématiques est un élément de prédiction de la future force nationale en science et en technologie, c'est un indicateur crucial de la future compétitivité économique américaine. On y affirme aussi que le travailleur type de demain aura des besoins fondamentaux aussi bien en mathématiques que dans sa langue maternelle (voir "Potentiel humain et Mathématiques: une essentielle conjugaison aux temps futurs", mémoire de l'Association mathématique du Québec, janvier 1991). Or, depuis une quinzaine d'années au Québec, on diminue les exigences en mathématiques, tant au secondaire qu'au collégial, et cette tendance est accentuée par la réforme des cégeps qui nous est proposée.

6. Les mathématiques: une langue vivante

On objectera peut-être que les mathématiques sont une langue morte et qu'en ce qui touche à formation générale, il n'y a pas plus d'inconvénients à les laisser tomber qu'il n'y en a eu de rayer le latin et le grec des programmes d'étude. Rien n'est plus faux. Il y avait en 1988, 60 000 mathématiciens recensés dans le monde qui ont produit cette année-là 100 000 articles scientifiques. Il y a depuis 40 ans une véritable explosion du volume de productions mathématiques d'un facteur 2,5 par 10 ans. Ces mathématiciens de toutes tendances font un travail qui n'est pas reconnu par les médias, ce qui faisait dire à Peter Lax du Courant Institute de New York un peu amèrement: "Les médias encensent les résultats des programmes spatiaux, mais ne notent jamais combien les mathématiques ont été nécessaires pour y arriver". Le problème avec les mathématiques, c'est que bien qu'elles soient essentielles, elles sont souvent invisibles. On ne peut blâmer les médias de ne pas parler de ce qui leur est invisible, mais on doit sérieusement mettre en question les décideurs de l'éducation dont c'est le métier de voir ce qui est vraiment important pour la formation du citoyen et pour la prospérité du pays.

En fait, on peut dire que c'est la nature même des mathématiques que d'être alerte et vivante. Les scientifiques, étendant le champ de leurs investigations à des domaines complexes de plus en plus éloignés de la physique, condamnent les mathématiques à un dépassement continuel pour fournir à ces scientifiques des outils nouveaux. C'est ainsi que des pans entiers de théories mathématiques nouvelles ont été créés au XXe siècle pour fournir des modèles et des outils de traitement dans des situations complexes où c'est l'aspect qualitatif qui prime et non l'aspect quantitatif. C'est ainsi que sont nés la théorie qualitative des équations différentielles, l'algèbre moderne, la théorie des graphes et les mathématiques du discret, la logique floue, etc., avec des applications innombrables dans tous les domaines de l'activité humaine même très éloignés des "sciences dures" comme la physique ou la chimie. Mentionnons quelques exemples: imagerie médicale, analyse des battements du coeur ou des réseaux de neurones, météorologie, situations chaotiques, conception de codes correcteurs d'erreurs pour la transmission correcte de données ou d'images ou le codage de la musique sur disques compacts, de codes cryptographiques pour la protection de la vie privée, conception de caméras vidéo à mise au point automatique fondée sur la logique floue, etc. Nous ne parlons pas ici des cas mieux connus du public où les statistiques et les mathématiques quantitatives sont indispensables.

En mathématiques, on ne s'occupe pas seulement du "quantitatif". On s'occupe aussi des idées-forces de "forme", de "dimension", d'"incertitude", de "changement" pour citer les titres de chapitre d'un livre édité récemment aux États-Unis par L. Steen pour le National Research Council "On the shoulders of giants" (New Approaches to Numeracy), où on montre la richesse des idées mathématiques et leur intérêt dans la formation de l'esprit. Voici ce que dit Steen dans l'introduction. "What human do with the language of mathematics is to describe patterns. Mathematics is an exploratory science that seeks to understand every kind of pattern - patterns that occur in nature, patterns invented by the human mind, and even patterns created by other patterns. To grow mathematically, children must be exposed to a rich variety of patterns appropriate to their own lives through which they can see variety, regularity, and interconnections." ("Ce que l'homme fait avec le langage des mathématiques, c'est de décrire les formes. Les mathématiques sont une science exploratoire qui cherche à comprendre toutes les sortes de formes - les formes qui se présentent dans la nature, les formes inventées par l'esprit humain et même les formes créées par d'autres formes. Pour grandir sur le plan mathématique, les enfants doivent être plongés dans une riche variété de formes qu'ils peuvent prendre en compte dans leur propre vie et à travers lesquelles ils peuvent voir la variété, la régularité et les interconnexions.")

Dans ce contexte, les mathématiques apparaissent comme une ressource stratégique dont la mission dans les autres sciences est de leur permettre de dominer la complexité.

Tout comme pour la maîtrise de la langue française, la maîtrise de la langue mathématique prend du temps et un effort soutenu qui constitue de la part de l'étudiant un investissement à long terme. Cet investissement lui rapporte l'acquisition de méthodes ("ces habitudes de l'esprit") qui lui seront utiles tout au long de sa vie pour apprendre ce qu'il décidera d'apprendre soit pour sa vie professionnelle, soit simplement pour son plaisir. C'est le plus bel héritage que la société peut léguer à ses enfants et la mission du système d'éducation d'une démocratie est de convaincre que cet héritage vaut la peine et de s'assurer qu'il soit offert à tous sans discrimination de classe ou de fortune. Nous partageons l'opinion de Marc Legrand dans la revue Études, avril 1990: "Former des têtes bien faites, c'est moins que jamais chercher à fournir le maximum de connaissances. C'est aujourd'hui faire des choix, en privilégiant la maîtrise des savoirs qui sont le plus à même de faciliter l'acquisition d'autres connaissances".

7. La diplomation

Le projet de réforme met l'accent sur la diplomation tout en acceptant les "nouveaux modèles de fréquentation scolaire" où les caractéristiques dominantes sont le travail rémunéré des étudiants, les engagements personnels et sociaux parallèles, les études à temps partiel. Ce fait laisse présager que les étudiants choisiront les cours les plus faciles, les moins exigeants pour obtenir au plus vite le diplôme qui leur est présenté comme l'objectif à atteindre. Or, on le sait bien, un diplôme est semblable au papier monnaie. Il vaut ce qu'il y a derrière lui ou en tout cas il vaut la confiance qu'on lui accorde de l'extérieur. Tout nous porte à croire que les diplômes de cégeps ne représentent pas la culture ouverte sur la science qui est vue par tout le monde comme une nécessité de notre temps et des temps futurs. Ils n'ont pas non plus la confiance des gens de l'extérieur du système. À titre d'exemple très récent, mentionnons l'opinion de monsieur Jean de Grandpré, président émérite de Bell Canada Enterprise, livré dans le numéro du journal les Affaires de la semaine du 29 mai au 4 juin 1993, qui déplore la médiocrité du système d'enseignement québécois. Selon lui le système d'enseignement offre trop de cours et trop d'options. "Les professeurs n'enseignent pas les bonnes matières. L'école doit revenir aux matières de base: l'histoire, les langues et les mathématiques". Selon M. de Grandpré, le système d'enseignement québécois ne répond pas adéquatement aux besoins de la société face à la concurrence accrue qui découle de la mondialisation des marchés. Évidemment, les nouveaux clercs de l'éducation ont prévu cette réaction, qui est au surplus très répandue, et, selon une formule commode, l'ont enfermée dans "les formes connues de l'élitisme devenues impraticables", pour être bien sûrs de ne pas avoir à en discuter.

8. Conclusion

La réforme des cégeps proposée par le MESS doit être rejetée parce qu'elle ne répond pas adéquatement au défi majeur qui se pose à la société québécoise: passer d'une économie fondée sur l'exploitation primaire des richesses naturelles, à une économie de valeur ajoutée. Cette mutation profonde exige la valorisation d'une culture ouverte à la science. Cette culture commence à l'école et au collège par la valorisation des cours de mathématiques qui, étant la langue des sciences, constituent une discipline de base dans la formation générale, au même titre que la langue d'enseignement, la langue seconde, la philosophie ou l'histoire.

En rejetant les mathématiques hors du champ de la formation générale, la réforme du MESS manque un premier rendez-vous fondamental: celui de la culture vivante et de la science. Elle rate une occasion privilégiée d'envoyer un message clair que la méthode scientifique mérite l'effort que l'on doit déployer pour l'acquérir et qu'elle est nécessaire dans la stratégie du Québec pour relever le formidable défi des 25 prochaines années. Autrement, il est facile de prévoir que bien d'autres rendez-vous seront ratés et que le système d'éducation public ne sera pas en mesure de jouer le rôle essentiel qui lui revient dans une démocratie.

Nous croyons qu'il faut dès maintenant un large débat public sur tout le système d'éducation québécois et que ce débat sera un élément essentiel de la mobilisation des forces vives du Québec pour relever le formidable et exaltant défi des 25 prochaines années.

 

Bernard Courteau, août 1993.